6 février 2013 : 1936 , une « illusion lyrique » ?

par Michel Groulez

Parmi les moments cruciaux de l’histoire contemporaine de la France, 1936 occupe une place incontestablement éminente. Au-delà des travaux historiques, il apparaît que la mémoire collective a volontiers paré cette  « séquence » de riantes couleurs, mais a aimé plus encore en imaginer l’atmosphère où se mêlent incomparablement magie de l’instant et étape remarquable d’une longue continuité historique inscrite dans le registre de l’épopée. La persistance d’un enthousiasme rétrospectif, la puissance renouvelée du souvenir, ému et nostalgique, nous interroge. Comment ce bref épisode conserve-t-il  jeunesse et fraicheur ? En quoi apporte-t-il un élément irremplaçable dans notre histoire récente ?  Mais aussi, comment ignorer le cruel paradoxe de cette île heureuse cernée par un effrayant océan de contradictions et de menaces ? Que faire enfin de l’aboutissement à court terme, d’une décevante cruauté,  de cette expérience qui prônait « le pain, la paix, la liberté » ?

 

Première partie. (La seconde aura lieu le 29 mai 2013).

2 commentaires

  1. Compte rendu de la conférence du 6 février 2013

    Nous posons comme hypothèse le moment 1936 comme l’irruption inopinée et concrète du rêve dans la lourdeur et la complexité de la banalité.

    Le procès verbal des événements :
    Le 26 avril et le 3 mai 1936, les élections législatives françaises donnent une majorité aux partis de gauche ayant conclu au préalable un accord de « rassemblement populaire » et permettent la formation d’un gouvernement dirigé pour la première fois par un socialiste, Léon Blum.
    Un mouvement de grève exceptionnellement puissant donne l’occasion au nouveau gouvernement d’arbitrer la conclusion d’un accord général entre organisations patronales et syndicales, dit « accords Matignon », suivi du vote de lois sociales par la nouvelle assemblée.
    La persistance des difficultés économiques, les conséquences de la guerre civile espagnole, élargissent les dissensions entre partenaires, cependant que le climat politique se tend dangereusement.
    Le Front populaire, en tant que majorité et gouvernement, aboutit à une impasse dans les derniers mois de 1937, ouvrant la voie à la recherche d’une autre majorité.

    Thèmes de la première partie:
    La France des années trente: La victoire désenchantée
    Un rétrécissement de l’horizon, une inquiétante hypothèque démographique :
    Une douce et interminable dépression :
    Un paysage politique figé et tourmenté :
    La république à nouveau comme enjeu ?
    Vers un « Rassemblement populaire »
    La France de 1936 au miroir des élections législatives

    Seconde partie:
    Compte rendu de la conférence du 29 mai 2013

    Le sujet tourne autour de l’hypothèse d’une « illusion lyrique ». L’image n’est pas tout à fait flatteuse ; elle n’est pas non plus neuve en histoire : elle a été appliquée au « printemps des peuples » qui, en 1848, se lançaient dans des insurrections en faveur des libertés politiques et nationales. L’épisode, débouchant sur un grave échec dans l’immédiat, avait l’avenir pour lui. Ce qui invite à réfléchir sur les variations du regard historique, ainsi peut-être que sur la prétendue naïveté de ses acteurs.

    Thèmes de cette seconde partie :

    LE BEL ÉTÉ
    Un déclencheur social d’une puissance inouïe
    La grève jusqu’où ?

    ON NE RÊVE PLUS : UN DÉBAT PUBLIC DÉLÉTÈRE
    La vaine recherche d’une méthode consensuelle
    Une culture de la haine politique
    En arrière-plan, le retour du « mur d’argent »
    Une dramatisation délibérée des enjeux, ou l’arrière-plan totalitaire

    DANS LES MÂCHOIRES D’UN PIÈGE
    Pendant ce temps, la crise économique continue
    Autour de la clairière, un monde dangereux
    Perplexités populaires : classe ouvrière désorientée, classes moyennes effarouchées

    POUR CONCLURE :

    L’histoire ne prend pas en compte que des faits bruts. Elle connaît la part immense des mouvements de la culture et des mentalités. Elle sait également que la matière d’un moment précis est in-finie, dans la mesure où les générations, autrement formées, ne cessent d’en reformuler les problématiques.

    Il faut donc se méfier des évaluations, indulgentes ou sarcastiques, en tout cas superficielles qui concluent à un ratage avéré, dans lequel une foule naïve dialogue avec des rêveurs incompétents et des politiciens timorés.

    Le Front Populaire n’a pas apporté une quelconque amélioration du fonctionnement politique du pays. Comme toutes les combinaisons de majorité de la IIIe république, moins décriées, il aura bien peu duré, sans que soit réglé l’un ou l’autre des défauts majeurs du système républicain. Il en est d’ailleurs victime, finissant par un jeu de bascule qui travestit les vœux exprimés par la majorité des électeurs – comme en 1924, comme en 1932.

    On attendait, à ce moment, qu’un gouvernement apporte une amélioration dans le domaine économique. Le Front Populaire n’a pas réussi à trouver de solution. Pour autant, les critiques doivent être bien pesées. La plus connue, qui ne soit pas de basse politique, celle d’Alfred Sauvy, fonctionne sur le modèle un peu abstrait d’une copie d’économie à corriger, faisant l’impasse sur les facteurs contraignants et contradictoires dans l’ordre de la politique intérieure et internationale en 1936. On ne saurait oublier non plus que, contrairement à ce qui lui fut reproché, le Front populaire n’a pas « désarmé » le pays au contraire (quitte à plomber ses aspirations sociales).

    Parler d’un « piège » n’est pas une absolution, mais une constatation. Le gouvernement s’est trouvé dans un nœud de contradictions qui l’étranglait davantage à chaque grande décision, en décevant ses soutiens sans convaincre ses ennemis (et rarement un gouvernement aura été autant haï, bêtement haï, criminellement haï).

    Au fond, que voulait le rassemblement populaire de 36 ? Réagir à une configuration dans laquelle les dangers se réduisaient à une menace sur la république. Cela étant, les partenaires représentaient des intérêts qui n’étaient pas nécessairement à l’unisson. L’antifascisme doit-il ou non avoir des implications internationales – au risque de la paix ? Les moyens de lutte contre la crise consistent à faire payer qui, à protéger qui ? L’exercice du pouvoir (auquel se soustrait le Parti communiste) ne place-t-il pas la SFIO dans une contradiction majeure (réforme, révolution, etc, ce n’est pas fini) ? Que veut, que peut encore le parti radical essoufflé, sauf une nième pirouette parlementaire, à la signification obscure, ce qu’il fera en 1938, comme s’il sifflait la fin de la récré ?

    Reste – et ce n’est pas le moindre paradoxe attaché à cet épisode – cette explosion d’ordre culturel et intime qui soulève individus et collectivités, faisant apparaître aux consciences, au-delà de la réalité visible et jusqu’alors fermée, la possibilité de nouveaux horizons, un soulèvement de la vie aurait dit Maurice Clavel. On sait que, fait hautement significatif, le régime de Vichy a prétendu mettre en accusation des hommes politiques des gouvernements qui l’avaient précédé (depuis 36, pas avant). L’accusation a été mise en charpie par les accusés et a sombré dans le grotesque. Blum à cette occasion donnera au procès de Riom, au milieu d’un plaidoyer très serré, une image intéressante de l’embellie de 1936. Elle est plus littéraire que politique, en somme, mais cela justement lui permet de s’élever au dessus des considérations partisanes, et elle touche juste.

    Il y aurait, pour simplifier, deux registres s’offrant à l’exploration du Front populaire. L’un est aisément délimité, l’action d’une majorité parlementaire soutenant un gouvernement. Rien que de très ordinaire donc, n’était l’orientation et la composition inédites de cette majorité, qui édifie une certaine œuvre avant de se déliter au bout de deux ans. Il s’agit d’un bref épisode de l’histoire de la Troisième république. L’autre strate échappe en dépit de tout au cadre étriqué des contraintes gouvernementales et même à l’habileté des constructions idéologiques. L’ardeur, la réjouissance, l’élan en un mot, fournissent à l’histoire un caractère fort, le plus imprimé dans les mémoires et le plus malaisé à mesurer. Il s’inscrit en opposition avec la dynamique du déclin. On n’est pas dans la naïveté, ni dans une folie passagère. Quelque chose est là, collectif, diffus, qui n’aurait pas trouvé, ou n’aurait trouvé que partiellement, une traduction politique adéquate, une ample inflexion dans la vision des choses, de la société, certes contrariée par les divisions irrépressibles de l’opinion. 1936 marquerait un jalon dans cette évolution d’ordre quasi culturel, suspendue dans l’immédiat avant guerre et l’occupation, mais qui rejoindrait un autre point de départ, à travers un cheminement d’épreuves très douloureuses, dans le nouveau consensus national issu de la résistance.

  2. Bibliographie express sur 1936:
    Recommandés car riches, talentueux et faciles d’accès (comportant de surcroît une bibliographie étendue):
    - La crise des années 30, par Dominique Borne et Henri Dubief, volume 13 de la Nouvelle histoire de la France contemporaine, Le Seuil (Points-Histoire) 1976-1989.
    - La France des années 30, par Serge Berstein, Armand-Colin (Cursus) 1988-2011.
    - La France du Front populaire, par Jacques Kergoat, La Découverte, 1986-2006