Retour sur la conférence de Jean-Denis Vigne : Histoire de la navigation préhistorique

Conférence du 27 novembre 2013 Jean-Denis Vigne : Histoire de la navigation préhistorique et premier peuplements des îles méditerranéennes

Ceux qui avaient bravé le froid et la nuit de cette fin novembre ont appris de Jean-Denis Vigne comment des groupes d’animaux avaient colonisé les îles de la Méditerranée durant les 15 000 dernières années. Si l’Homme était responsable de cette immigration, la question se pose alors de savoir par quels moyens  il les avait introduits à partir des continents et donc quelle pouvait être la navigation dans ces temps reculés.

Mais comment répondre à ces questions puisque jusqu’à présent aucune donnée directe sur les embarcations et les techniques de navigation utilisées n’ont été trouvées dans les archives fossiles ? Les archéologues vont  faire appel aux  données connues sur les premières navigations. Il semblerait que celles-ci aient eu lieu dès le Néanderthalien, mais à cette époque le niveau de la mer étant plus bas il y avait des chapelets d’îles aisément reliées sans perdre la Terre de vue,  probablement  sur des pirogues La navigation en pleine mer exigeant  la maîtrise du milieu marin ne serait acquise que plus tard. Entre 1600 -1000 BP (*BP=avant le présent) les Lapita, une société organisée mais sans écriture, entreprend  la colonisation des îles du Pacifique, Nouvelle Guinée, Mélanésie puis Micronésie,  sur des pirogues doubles à voile, reconstituées à partir d’éléments archéologiques,  Ils utilisaient des cartes de navigation établies grâce à des brindilles et des coquillages dont la disposition  leur permettait de connaître les durées de voyage, la force des vents et des courants, en quelque sorte une « carte virtuelle» déjà très élaborée.

Ces observations indirectes seront utiles pour reconstituer l’acquisition de la maîtrise de la navigation de haute mer en Méditerranée qui n’est pas une mer tranquille. De quoi dispose-t-on? Des restes de pirogues monoxyles (troncs d’arbre évidés) sont trouvés au lac Bracciano ( environ 8000 ans BP). Plus tard, au cours de Néolithique, les techniques évoluent et se perfectionnent  (restes trouvés en Suisse) Adaptées à la navigation lacustre ces embarcations simples l’étaient elles à la navigation maritime ? On ne le sait pas. Par contre on sait grâce à des gravures que les barques pharaoniques (4200 BP) qui naviguaient sur le Nil pouvaient être démontées et transportées jusqu’à la mer Rouge. A la fin de l’âge du bronze (1200 BP) dans le site crétois d’Ulu Burun  des épaves sont attestées par des restes de bateaux, par des gravures et des objets en bronze. Anecdote : le squelette d’une souris verte (à cause des oxydes de cuivre) a été découvert dans la cale d’une embarcation; c’est important parce qu’on a pu déterminer par étude génétique le lieu d’origine de cette souris et donc tracer une route de navigation.

En se basant sur ces connaissances acquises on peut reconstituer ce qui a pu se passer dans les périodes plus anciennes.

Le Tardiglaciaire (d’environ 11 000 0 8000 BP)  a été le siège d ‘importantes fluctuations climatiques et eustatiques. En conséquence,  le niveau de la mer s’étant abaissé d’une centaine de mètres, sur les 370 îles de plus d’1km2 connues actuellement en Méditerranée,certaines étaient rattachées au continent, d’autres étaient regroupées en grandes îles. Le nombre d’iles séparées était plus petit , 10 à 15 au Tardiglaciaire. Les enregistrements fossiles ont été étudiés sur des îles « continentales » qui sont issues du continent comme Majorque, Corse-Sardaigne, Crête, Chypre et sur une  île « océanique » apparue lors de l’orogénèse hercynienne et qui n’a  jamais été connectée au le continent, Chypre.

Comment les grandes îles peuvent elles nous renseigner sur la navigation ? En 1967 McArthur et Wilson ont énoncé une théorie selon laquelle  le nombre d’espèces sur une ile résulte d’un équilibre entre l’immigration de nouvelles espèces et l’extinction des espèces présentes.. Une augmentation de la superficie de l’ile réduit la probabilité d’extinction . Un éloignement du continent diminue l’immigration . Le modèle prédit que si deux îles sont soumises au même taux d’immigration, le taux d’extinction sera plus important sur la plus petite et qu’en conséquence, le nombre d’espèces sera moindre sur une petite île. Ce modèle a suscité de nombreuses recherches et il se vérifie généralement sauf pour quelques exceptions pour lesquellesil est  intéressant de rechercher pourquoi il est en défaut. Jean-Denis Vigne a exploré pendant des années la composition de la faune de Corse-Sardaigne sur des milliers d’os de mammifères et a constaté que l’équilibre prédit par la loi était rompu: trop d’espèces étaient présentes sur l’île qui a subi un taux d’immigration accéléré. Cette sursaturation serait en liaison avec la présence humaine, comme si l’homme avait rapproché l’île du continent.

Examinons comment une île peut se peupler. Les mammifères non volants candidats à l’immigration., éléphants nains, hippopotames nains (nanisme insulaire) peuvent nager (on en a des preuves dans la faune actuelle),  les  cervidés sont bons nageurs.  Mais les micromammifères, mulots, lérots, campagnols ne peuvent pas nager . Sont-ils arrivés sur des radeaux naturels ou comme passagers clandestins avec l’homme dans des bateaux ? Comment prouver que l’Homme est responsable de l’immigration sur les îles et à partir de quand elle a eu lieu ? La composition de la faune a été établie du Pléistocène à l’Holocène ( 18 000 à 5 000BP). Les faunes anciennes se sont toutes éteintes les unes après les autres jusqu’à la fin de la dernière glaciation (Tardiglaciaire, -10 000). La faune ancienne a été remplacées par des espèces entièrement nouvelles. Le taux d’immigration qui était de O.15  au Pléistocène  passe à 15 dès -10000,  coïncidant avec l’arrivée de l’Homme.

Les fouilles menées dans une grotte où la succession des couches est bien préservée et permet une étude stratigraphique correcte sur une assez longue période ont eu pour résultat de dater l’extinction des grands mammifères et l’apparition de l’Homme. Se pose alors la question de savoir si l’extinction des grands mammifères  est d’origine climatique ( fin de l’ère glaciaire) ou anthropique  (apparition de l’Homme).  Si les grands mammifères étaient encore présents après son l’arrivée, ils auraient été chassé pour servir de nourriture, des fragments d’os leur appartenant auraient été trouvés parmi les milliers  d’échantillons étudiés par les chercheurs, or il n’y en a aucun. Donc, pour une fois, cette disparition d’espèces n’est pas due à l’Homme mais est seulement climatique. Que sait-on maintenant ?

  • 1 – Il n’y a pas de vagues d’extinction avant l’Holocène.
  • 2 – Les colonisations  ont eu lieu de l’est vers l’ouest en même temps sur les continents et les îles,.montrant que la maîtrise de  la mer a été acquise dès le début de Néolithique.
  • 3 –  Introduction massive de nouveaux rongeurs, passagers clandestins pour lesquels les embarcations devaient être assez sophistiquées pour qu’ils y trouvent des cachettes.
  • 4 – Développement rapide de la navigation lié au progrès de l’architecture  navale qui devait permettre par exemple le transport rapide du bétail

Situation différente pour Chypre, île émergée lors de la formation de la chaîne hercynienne, elle ne fut jamais reliée à un continent.  Depuis la fin du Pléistocène, une distance de 45 à 70 km sépare Chypre des côtes turques. Les courants marins y sont forts sur des détroits étroits, son abord est difficile et exige embarcations adaptées et maîtrise de la mer. 33 sites et quelques découvertes ponctuelles ont été fouillés. La présence humaine est datée de 10500 BP à 6 000 BP.

10500 BP site d’Akrotiri Aetokremnos, la présence des cochons sur l’ïle ne peut s’expliquer que par son l’introduction par l’Homme qui devait avoir déjà une forme de contrôle sur les populations de cochons sauvages, mille ans avant les premières transformations morphologiques liées à la domestication.

9 000 BP (Pre-Pottery Neolithic A (PPNA)) site de Klimonas, village néolithique habité par les premières sociétés agricoles. Faune indigène largement dominée par les sangliers. Présence du chien (domestique) et du chat (domestique ou non) et de souris clandestines, apportés par l’Homme.

8400-7000 BP (Pre-Pottery Neolithic B (PPNB)) site de Shillourokambos village néolithique montrant un étonnant système de puits des animaux sur une durée de 1 500 ans. La faune endémique de l’île comportait des éléphants et hippopotames nains qui vont disparaître à la fin du Pléistocène . Vers 8000 BP, les hommes amenèrent par bateaux des animaux : porcs, bœufs, chèvres, moutons qu’ils élèveront (origine de l’élevage), chiens et chats domestiqués ainsi que des daims et renards, gibiers pour leur nourriture  Il y a eu basculement de la faune avec un taux d’immigration massif.

Quelles données pour la navigation ? Les souris, venues en clandestines, ont permis par l’étude de leurs dents de constater que leur morphologie dentaire n’avait subi aucune dérive montrant un renouvellement constant de la population, alors qu’il y aurait eu dérive en cas d’isolement..Il y avait donc eu apport d’individus extérieurs obligatoirement par bateaux. Cela impliquerait  une dizaine de voyages chaque année entre terre et ile  pendant un millénaire .

Si on établit un cahier des charges pour déterminer le type de bateau capable de  transporter sur 70km un poids de 500kg en 3 ou 4 heures maximum à cause des ruminants ( syndrome de la vache couchée), les pirogues monoxyles même évoluées ne sont pas adaptées. Il faut imaginer une architecture plus élaborée comme des pirogues associées avec  des voiles …mais aucune preuve dans les archives fossiles n’a été conservée.

Quoiqu’il en soit, tous les documents réunis prouvent qu’à partir de 8500 BP les hommes avaient une connaissance des vents, des courants et des marées , qu’ils maîtrisaient l’accostage. Ils auraient également pratiqué la pêche et  apporté les poissons aux peuples de l’intérieur comme l’attestent des restes de nourriture dans des sites archéologiques.

Il y aurait donc eu en Méditerranée dès le Néolithique, un « peuple de la mer ».

Françoise Debrenne

 

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